De courts récits pour montrer que les dominations, les injustices ne sont pas une fatalité. Vous y croyez vous aussi? Partagez ma Newsletter Entre l'ici et l'ailleurs...Merci:-) Clarisse
J’ai dix ans et demi, ma mère ne cesse de poser un regard dépité sur mes seins naissants. Je me doute de ce qui se prépare dans sa tête. Je me souviens nettement des séances de massage des seins que ma sœur Elah a subies par le passé. Elle avait 12 ans. Nous avons trois ans d’écart.
Comme de nombreuses familles au Cameroun, notre mère croit que le repassage des seins éloigne les regards des hommes, protège la jeune fille du viol, des agressions sexuelles, des grossesses précoces. Notre mère a elle-même eu les seins repassés. Nos tantes, nos cousines également.
Pour Elah comme pour deux de nos cousines, la prévention, la protection escomptées ont échoué. A quinze ans, ma sœur est tombée enceinte, elle a « attrapé le ventre ».
Lorsque la réalité de cette grossesse est entrée dans notre vie, notre mère a beaucoup pleuré, elle a posé les mains sur la tête en signe de deuil. Notre père quant à lui est devenu fou, il a tellement battu Elah que ma mère est sortie de son deuil pour lui crier en suffoquant « ça suffit, ça suffit, pitié, ne tue pas ma fille ! » D’un ton glacial, il lui a lancé que ce malheur était de sa faute : « tu as mal éduqué ta fille, tu vas gérer ça toute seule ! »
Ce jour-là, j’ai compris que plus rien ne serait comme avant pour notre famille. J'ai eu mal au ventre, je n’ai pas su quoi faire. Elah est restée prostrée toute la journée. Moi aussi. Des sanglots dans la voix, elle m’a confiée que notre cousin l’avait violée. Je lui ai demandé ce que cela voulait dire, elle m’a répondu « c’est quand on te force… » J’ai cherché à mieux comprendre, elle m’a demandé de la laisser tranquille, sa vie était fichue de toutes façons…
Intriguée, perdue, je suis allée voir notre mère pour lui en parler, elle a posé un regard épouvanté sur moi avant de me gifler. Pendant que je me massais la joue, elle a hurlé que je n’avais pas intérêt à copier ma sœur.
Notre vie a continué cahin caha jusqu’à l’accouchement.
Nos parents n’ont jamais rien voulu savoir à propos de ce cousin et de son crime parce que ma sœur n’est qu’une enfant rebelle qui est allée « chercher le ventre » au lieu d’être une fille sage à la maison et à l’école.
Elah était une bonne élève. Après l’accouchement, notre père a refusé qu’elle continue sa scolarité. « J’ai déjà dépensé beaucoup d’argent pour elle, pour rien. Elle nous tire vers le bas…Si tu l’avais bien éduquée, on n’en serait pas là », voici ce qu’il a répliqué à notre mère lorqu’elle a suggéré qu’Elah reprenne sa scolarité. Notre mère a fait profil bas et abandonné la bataille.
Voici ce qu’est devenue ma soeur : elle passe ses journées à s’occuper de son bébé et des tâches ménagères. Je l’aide de mon mieux. Nos frères se sentent désormais complètement et légitimement déchargés de tout. Un cuisant sentiment d’injustice mêlé à de la colère bouillonne en moi. J’en veux à tout le monde, y compris à ma sœur. Je lui en veux d’avoir intégré le fait qu’elle ne vaut plus rien, qu’elle n’est qu’une fille de ménage. J’ai honte de ma dureté envers elle, mais je n’y peux rien.
Nous sommes en 2017, mon tour est arrivé. La puberté commence à pointer son nez. Comme mes copines, je ne comprends plus ce corps qui change. Il m’embarrasse. Personne ne m’explique rien. La sexualité est taboue. Les grossesses précoces, les viols font peur. Ils sont une réalité.
Dans la cour de récréation, nous nous éduquons comme nous pouvons. Nous entendons tout et n’importe quoi : si on prend des comprimés de Nivaquine avant le rapport sexuel, on ne tombera pas enceinte ; on ne tombe jamais enceinte la première fois ; il suffit que le garçon se retire ; et si par malchance on tombe enceinte, il suffit de prendre beaucoup de comprimés de Nivaquine et ni vu ni connu …
On a appris aux garçons motivés par le sujet à parler aux filles avec assurance et conviction. Ceux-là semblent même pour la plupart être nés gynécologues ou maïeuticiens.
Dans l’intimité, les mères, les grand-mères essaient de faire disparaître ces seins qui vont tenter les hommes, apporter le malheur. A chaque famille son instrument fétiche. Chez nous, c’est la pierre à écraser, de génération en génération. Chez ma voisine, c’est le pilon. Chez mon amie Yimi, c’est un serre-seins. Elle grimace de douleur lorsque je lui dis qu’elle a de la chance parce qu’un serre-seins, ça fait sûrement moins mal.
J’ai tout le temps chaud en dessous, ça me gratte…je me sens oppressée, parfois en classe, j’ai l’impression que je vais m’évanouir…
Ma mère ne cesse de maudire à qui veut l'entendre cette puberté cruelle qui revient narguer notre famille. Voici par exemple ce qu'elle dit à sa cousine : « Voilà les problèmes qui reviennent de nouveau…Une poitrine à dix ans…mais pourquoi ?
Bibi, le vrai problème n’est pas l’apparition des seins, arrêtons de nous voiler la face …
Ça veut dire quoi ? Vouloir protéger ses filles du mal, c’est mal ?
Sincèrement Bibi, tu penses que le repassage des seins d’Elah était une bonne chose ? ou le nôtre ?
Ma mère tchipe avant de répliquer : Je ne regrette pas d’avoir essayé…Nous sommes toutes passées par là…Comme nos mères avant nous, on doit protéger nos filles…Tu ne sais pas ce que c’est, tu n’as pas de filles, toi…
Comment peux-tu dire ça à moi qui vient de subir une ablation du sein à cause de cette pratique?
Mawa, excuse-moi…vraiment…
Le silence tombe sur elles un instant, chacune se perdant dans ses propres souvenirs.
Pourquoi traumatiser éternellement nos filles et ne pas apprendre à nos fils ce qu’est un vrai homme ? Ma mère ricane : Mawa, ça veut dire quoi ? Un homme reste un homme…
Tu as des garçons comme moi Bibi…Moi je fais ce que je peux chaque jour pour que mes fils comprennent ce qu’est le respect de l’autre, et je l’exige également de mon homme car je suis convaincue que tout commence à la maison… Ma mère garde le silence. Tata Mawa reprend : Tu leur parles de ces sujets ?
Pas vraiment, mais de toutes façons euh…je vois mal mes fils en train de faire du mal à une fille…
Mon frère bat sa femme et pourtant maman a toujours dit que c’est un bon garçon.
Dip est Dip, mes garçons sont mes garçons…
Moi je pense qu’on ne peut pas espérer le meilleur pour nos filles tant qu’on n’espère pas le meilleur pour nos garçons également…Pour en revenir à cette pratique de repassage des seins, sincèrement, ne prends pas de risque pour ta deuxième fille…Sers toi de ma souffrance, du combat que je mène contre ce cancer du sein. Cette pratique me détruit à petit feu… Bibi, laisse ta pierre à écraser là où est sa place… dans la cuisine pour écraser les condiments pour tes plats !
Après cette conversation, ma mère a arrêté de fixer ma poitrine avec inquiétude et de tenir la pierre à écraser d’un air songeur. J’ai arrêté d’avoir peur de cette pierre. La sexualité reste taboue chez nous mais dans la rue, mon frère aîné taquine, siffle fièrement les jolies filles. Lorsque ma mère en est témoin, elle fait semblant de ne rien voir, rien entendre. Ils me font honte.
Ces derniers temps j’aime rendre visite à notre grande cousine, tata Mawa. Celle-ci répond volontiers à toutes mes questions. Ses fils contribuent aux tâches ménagères. Ils ne sifflent pas les filles dans la rue. J’aime cette famille-là.
CLARISSE MAGNEKOU
Habitée par les questions de justice sociale, droits des femmes, dialogue interculturel, protection de l'environnement...
Je suis coach professionnelle, je me suis réiventée après un début de carrière à l'UNESCO et un passage en cabinet ministériel sur la problématique des droits des femmes, puis un poste de cadre au ministère de l'écologie. Je suis par ailleurs fondatrice d'une association qui offre gratuitement une aide juridique et psychologique aux femmes battues au Cameroun.